Rhum de Guyane Anglaise, aller au fond de la bouteille

 

Pourquoi un rhum de Guyane Anglaise développe-t-il ce profil aromatique ? Remontons de la bouteille à la canne pour le comprendre.

Rhum de Guyane Anglaise

Photo d’illustration © Anne Gisselbrecht

Votre boutique préférée regorge de recoins dans lesquels se dissimulent des pépites. Lors de vos visites – qui se font de plus en plus fréquentes – vous avez justement remarqué un pan d’étagère, pas forcément celui le plus mis en avant, qui abrite des bouteilles aux designs très variés et ont noms mystérieux : Enmore, Uitvlugt, Port Mourant ou encore Diamond.

Votre caviste, qui est en passe de devenir votre meilleur ami, n’est jamais avare de renseignements et commence donc à vous expliquer que derrière tous ces noms se cache une seule origine, la Guyane Anglaise, ou Guyana en langue de Shakespeare.

 

Là où il vous perd un peu, c’est lorsqu’il tente de vous expliquer les différents alambics, les marks et les variations de profils entre vieillissement continental et tropical. Et de conclure : « Bon, tout ça vient du Demerara ».

 

Assommé d’informations, vous décidez d’acheter deux bouteilles, qui, d’après le caviste, vous permettrons de vous frotter aux deux extrémités du spectre des rhums de Guyane Anglaise.

Vous êtes drôlement excité à l’idée de découvrir une nouvelle provenance, alors vous ne perdez pas une seconde. Vous vous armez de deux verres de dégustation, d’un verre d’eau, vous ouvrez vos deux nouveaux flacons et en versez quelques centilitres (non, pas dans le verre d’eau…).

Ce qui vous frappe immédiatement, c’est le grand écart entre les robes de vos deux rhums ; l’un est pale, presque paille, tandis que l’autre est très foncé, tendance caramel.

Bon, vous savez, du haut de votre expérience grandissante, qu’il ne faut pas donner beaucoup d’importance à la couleur d’un spiritueux, mais tout de même, dur de ne pas le remarquer, les verres côte à côte.

Votre curiosité encore un peu plus aiguisée, vous passez à la dégustation.

La différence est pour le moins sensible.

 

Le plus clair des deux est expressif sur un profil végétal, de cire, d’amande amère, quelque chose de chimique et un boisé un peu savonneux…

Bon, il ne vous fait clairement pas monter aux rideaux. La bouche évolue sur un registre semblable mais la texture est agréable, un peu grasse.

Après ce premier contact avec un rhum de Guyane Anglaise, vous craignez un peu de passer au second. Vous prenez votre courage à deux mains et – pour la science – vous y plongez le nez. Absolument rien à voir ! Celui-ci est bien plus chaud, dominé par le caramel, la réglisse, un boisé fortement bousiné, un côté torréfié et la noix de coco.

Bien plus attirant, vous continuez l’expérience et en prenez une goutte en bouche. Non exempte d’une certaine suavité, vous retrouvez une bonne partie des acteurs que vous aviez découvert sur le nez, ce qui vous va tout à fait.

Vous restez abasourdi par cette antinomie et vous comprenez mieux ce que votre caviste a voulu vous dire quand il parlait de deux extrêmes. Mais comment expliquer de tels écarts organoleptiques ?

Les deux sont élaborés à partir de mélasse, ce qui se sent d’ailleurs fortement sur le second grâce à ces arômes de caramel et de réglisse. Mais alors que l’un est végétal, chimique et savonneux, l’autre est empyreumatique, sombre et gourmand.

 

La raison principale est à chercher dans la fermentation et surtout dans l’alambic utilisé et ses réglages, autrement dit, les fameux marks.

 

Honnêtement, dans l’univers du rhum, il y a peu de choses plus compliquées que les typologies de rhums de Guyana. Ne comptez pas sur moi pour vous expliquer le tout, il n’est prévu que j’écrive un livre en douze tomes sur le sujet. Mais voilà quelques repères à garder à l’esprit.

Tout d’abord, il faut savoir qu’en Guyane Anglaise, les rhums sont produits dans la région du Demerara, qui longe la rivière du même nom. Autrement dit, ces deux termes sont presque synonymes lorsque l’on parle de rhum.

En 1780, s’y trouvaient plus de 300 distilleries. Ah quand même ! Au fil des ans, la plupart ont fermé et/ou de se retrouvées absorbées par d’autres. Elles n’étaient plus que huit au milieu du 20ème siècle, et aujourd’hui, une seule existe encore : Diamond.

Certes, toutes les autres ont disparu mais quelques appareils à distiller ont été rapatriés chez Diamond, propriété de Demerara Distillers Limited (DDL). Cela signifie par exemple que des rhums Enmore sont encore produits, alors que la distillerie du même nom a fermé en 1994.

 

La distillerie Diamond regroupe plusieurs types d’alambics, chacun produisant des rhums à l’identité marquée.

 

Les rhums arborant les noms Versailles ou Port Mourant sont normalement issus d’un pot still dont la cucurbite (analogie cognaçaise avec la partie de l’alambic où le « vin de mélasse » est chargé et chauffé) est en bois, le greenheart wood, une essence de bois local extrêmement solide et résistante.

Votre rhum à la robe la plus claire et au caractère qui ne vous aura pas forcément séduit, provient normalement de ces alambics. Bien sûr, il ne faut pas généraliser et vous pourrez parfois tomber sur des rhums drôlement réussis, arborant les noms Port Mourant ou Versailles, sinon ce serait trop facile…

Mais DDL possède au moins quatre autres appareils à distiller, dont des colonnes en métal et une en bois (Enmore). Chacun de ces alambics peut être ajusté selon différents réglages, afin d’obtenir des profils gustatifs précis et variés. Je vous laisse donc imaginer le nombre de possibilités.

 

Heureusement, pour y voir plus clair, ces aspects organoleptiques sont classifiés par marks. Tel ou tel mark désignera un rhum plus ou moins intense et concentré en arômes et présentera tel ou tel profil.

 

Mais voilà, ce n’est toujours pas si simple. Ah, vous trouviez que c’était déjà bien compliqué ?
Les marks, sorte de carte d’identité du rhum, sont utilisés chez DDL, bien sûr, mais des marks différents sont utilisés par certains intermédiaires pour désigner les mêmes jus. Non, on n’avance pas vraiment.

Afin d’embrouiller encore un peu la situation (oui, c’était encore trop élémentaire), ce qui est indiqué sur la bouteille ne sera pas forcément d’un grand secours pour identifier ce qu’elle renferme. Parfois, seul le nom de la distillerie sera écrit (Diamond), parfois l’alambic utilisé, parfois le mark, parfois le nom du pays (Guyana, voire Demerara) et puis, occasionnellement, un peu tout ça sur une même étiquette.

Et si je vous dis que nous n’avons que gratté la surface des rhums de Guyane Anglaise ? Oui, c’est un peu décourageant, je vous l’accorde.

Vous n’aurez d’autre choix que d’en déguster beaucoup afin de découvrir l’immense variété que ces rhums ont à offrir.

Sachez que certains d’entre eux sont d’une gourmandise extrême, aux fruits exotiques et aux fruits secs englués de caramel, saupoudrés de noix de coco séchée et au bois chaud et réconfortant. Et parfois, vous vous laverez la bouche au savon…

Laurent Cuvier

Alias “L’homme à la poussette”, dégustateur, auteur, blogueur

Laurent Cuvier est tombé amoureux des distillats issus de canne à sucre il y a plus de dix ans. Journaliste indépendant, blogueur, dégustateur, podcasteur, juré et voyageur du rhum (visites de distilleries en Asie, dans les Caraïbes, en Europe ou encore aux États-Unis), il n’a de cesse de perfectionner son expertise en la matière et de la partager.