Rhum des Fidji, aller au fond de la bouteille

Pourquoi un rhum des Fidji développe-t-il ce profil aromatique ? Remontons de la bouteille à la canne pour le comprendre.

Vous voyez où se situent les Fidji, vous ? Non ? Mais cela ne vous empêche pas d’être drôlement curieux des rhums qui y sont produits.

C’est par hasard, lors d’une de vos visites (répétées) chez votre caviste spécialisé, que vous êtes tombé sur une bouteille mettant en avant son origine fidjienne.

Interrogeant le maître des lieux, il évoque une distillerie unique, une tradition d’assemblage, un exotisme et des similarités avec des rhums d’autres origines (sans vous préciser lesquelles, il souhaite vous les laisser découvrir).

Décidément, votre dealer de bonnes choses sait s’y prendre pour titiller votre curiosité.

Une fois rentré chez vous, plutôt que de – comme d’habitude – sauter sur la bouteille fraichement acquise pour la dégoupiller, vous allez jeter un œil sur une carte. Plein ouest de l’Australie, à environ 4000 km, voilà où se trouvent les Fidji.

Et puis cet archipel n’est très éloigné (tout est relatif) de la région d’où la canne à sucre est initialement apparue (la Papouasie Nouvelle-Guinée), ce qui pique votre intérêt.

Il est temps ! Votre verre à dégustation se trouve rempli de quelques centilitres de votre rhum des Fidji.

 

Vous ne vous attendiez pas à ça. Expressif à l’extrême, il embaume rapidement la pièce de ses arômes fruités (exotiques, frais, pourris…), résineux à tendance médicinale, vanillés et d’amande ou de pâte à modeler…

 

C’est une surprise ; sans savoir pourquoi vous n’étiez pas prêt à subir les assauts d’une telle déferlante aromatique. L’évolution dans le verre ne l’assagit pas mais lui apporte d’autres teintes, plus torréfiées, sans oublier un peu d’olive. Il se passe vraiment beaucoup de choses.

Vous vous risquez à quelques déductions.

Tout d’abord, vous pensez mélasse, rien ici n’évoque le jus de canne frais. Un bon point. Ensuite, vous n’imaginez pas un système multi-colonnes pour distiller ce bestiau mais plutôt un alambic à repasse. Un deuxième bon point.

Reprenons au départ : la matière première. Votre nez et votre palais ne vous ont pas induit en erreur, c’est bien la mélasse qui est travaillée. Elle provient des trois usines sucrières du pays et alimente l’unique distillerie des Fidji : South Pacific Distillery.

Créée en 1980, elle se situe au nord-ouest de l’île principale, dans la ville de Lautoka. C’est dans cette région que se concentrent la plupart des champs de canne. 

La plante bénéficie d’une terre et d’un climat très propices à sa culture, ce qui évite aux agriculteurs d’utiliser des intrants. Elle est encore récoltée manuellement.

 

Le liquide sirupeux et noirâtre, une fois réceptionné à la distillerie, part en fermentation. Sur l’expression que vous avez dans votre verre, il est fort probable qu’elle ait duré pas loin d’une semaine.

Le vin de canne est prêt, la distillation va pouvoir faire son office : augmenter le pourcentage alcoolique, ainsi que concentrer et sélectionner les arômes.

Réalisée sur un pot-still en acier, elle va pouvoir révéler le profil organoleptique créé durant la fermentation. Ce style de distillation discontinue accentuera les arômes et les saveurs franches, fruitées et « chimiques » pour donner naissance à un rhum à l’identité forte.

Sans information précise sur le vieillissement, on peut supposer qu’il est effectué dans d’ex-fûts de bourbon. Ces derniers ont fort à faire pour lutter contre un distillat si caractériel. Cependant, les notes vanillées et torréfiées viennent de cet élevage.

 

Voilà, vous comprenez comment et pourquoi ce rhum possède un tel profil. Comme votre caviste le laissait entendre, ce rhum des Fidji vous fait immanquablement penser à des jus produits en Jamaïque, voire sur l’alambic Port Mourant du Guyana.

 

Il faut mentionner que la plupart des bouteilles originaires de l’archipel ne sont pas des embouteillages officiels mais des sélections d’embouteilleurs indépendants.

Ces derniers ne produisent pas de rhum mais se fournissent auprès de grossistes (appelés brokers), voire, bien plus rarement, auprès des distilleries elles-mêmes, pour les commercialiser sous leur étiquette.

On trouve de plus en plus de ces entreprises, dont énormément en Europe : Royaume-Uni, France, Allemagne, Italie, Belgique, Danemark… Ce sont bien souvent ces embouteilleurs qui se risquent à offrir une trame différente des spiritueux proposés par les distilleries au travers de leur marque propre. Ils font ainsi découvrir des styles jusqu’alors inconnus.

Grâce à eux, bon nombre de producteurs se sont mis à élargir leur offre, mettant en avant des rhums plus pointus (bruts de fût et single casks par exemple).

Voilà, c’était ma courte explication et mon petit hommage aux embouteilleurs indépendants. Merci m’sieurs dames !

La bouteille qui trône désormais fièrement au milieu de vos autres flacons en est un parfait exemple. Or le profil des Fidji le plus souvent recherché par ces IB (pour independant bottlers – oui, j’en profite pour vous inculquer un peu d’anglais au passage) correspond au rhum dans votre verre : puissant, corsé et chargé d’esters.

 

Mais il faut savoir que South Pacific Distillery est loin de ne produire que ce style de rhum. En effet, l’unique producteur du pays possède également une colonne à distiller. Les bouteilles de la gamme officielle sont le fruit d’un assemblage de distillats coulés sur pot et colonne.

 

 

Naturellement, ces rhums sont plus équilibrés et moins rentre-dedans. Durant le vieillissement, le rhum issu de la colonne laissera plus de place au bois ; le premier arrondissant celui produit par l’alambic traditionnel.

On pourra trouver de tels « blends » dans les marques officielles de la distillerie : Bati, Ratu et Lautoka. Ce ne sont pas les plus simples à trouver mais en cherchant bien, vous pourrez les découvrir.

Petit supplément d’informations : South Pacific Distillery produit aussi de la vodka, du whisky et du gin. Et enfin, par le jeu des fusions/acquisitions, la distillerie appartient désormais (en grande partie) à Coca-Cola. Vous me remercierez plus tard, quand vous brillerez en société.

Et voilà, vous pouvez désormais déguster votre rhum des Fidji armé de quelques connaissances et autres informations de base.

Laurent Cuvier

Alias “L’homme à la poussette”, dégustateur, auteur, blogueur

Laurent Cuvier est tombé amoureux des distillats issus de canne à sucre il y a plus de dix ans. Journaliste indépendant, blogueur, dégustateur, podcasteur, juré et voyageur du rhum (visites de distilleries en Asie, dans les Caraïbes, en Europe ou encore aux États-Unis), il n’a de cesse de perfectionner son expertise en la matière et de la partager.