Rhum de Jamaïque, aller au fond de la bouteille

 

Pourquoi un rhum de la Jamaïque développe-t-il ce profil aromatique ? Remontons de la bouteille à la canne pour le comprendre.

Rhum de Jamaïque

Photo d’illustration © Anne Gisselbrecht

 « Bonjour monsieur le caviste, je souhaiterais découvrir un rhum différent et unique aujourd’hui. Auriez-vous une bouteille à me conseiller ? »

C’est par cette introduction – un peu formelle, je vous l’accorde – que vous entrez dans votre boutique préférée. Depuis le temps que vous vous y rendez, vous savez pertinemment que votre pourvoyeur de bonnes choses liquides n’est jamais avare de conseils. Cela se confirme lorsqu’il évoque des fruits pourris, du dissolvant, des olives et de la colle.

Devant des arguments aussi attirants, vous vous apprêtez à tourner les talons, mais votre caviste évoque une des origines incontournables du rhum, un profil organoleptique sans pareil (vu les arômes décrits, tant mieux, vous dites-vous). Il conclut par ces mots « On ne connait pas vraiment le rhum avant d’avoir mis un pied en Jamaïque ».

Vous êtes convaincus, ou en tout cas assez curieux pour faire l’acquisition d’un flacon qu’il vous recommande.

 

Hop, de retour à la maison, vous voulez vous frotter à ce rhum si particulier. Et c’est une des rares fois où à peine la bouteille dégoupillée, des arômes assaillent déjà vos narines.

 

Quelques centilitres dans le verre, la pièce commence à embaumer ce parfum inédit.

Certes, ce rhum de Jamaïque se présente sous des atours quelque peu chimiques (colle et dissolvant étaient bien choisis) mais qui se voient associés à une vague fruitée ravageuse. Et quelle expressivité ! Votre nez s’en trouve saturé lorsque vous le plongez dans le verre.

La bouche ne fait que confirmer l’intensité extrême du liquide. Vous y trouvez un peu plus de bois et la finale évolue vers des accents empyreumatiques qui vous surprennent. Un sacré voyage, qui vous a embarqué vers des contrées inconnues, sans que vous puissiez expliquer comment.

 

Il faut avant tout aller chercher cette typicité si particulière (qui variera plus ou moins sensiblement en fonction des distilleries présentes sur l’île), dans l’étape de production cruciale à la création du goût : la fermentation.

Elle est si particulière, que certains termes lui sont intrinsèquement associés. Parmi ceux-là, muck et dunder sont légendaires et souvent mal compris. Avant de les définir, il faut comprendre que l’idée générale est d’acidifier le vin de mélasse, afin que les levures – souvent indigènes/sauvages – travaillent mieux et différemment, pour créer l’alcool bien sûr, mais aussi des composés particuliers qui généreront les arômes spécifiques.

Le dunder désigne en fait simplement le résidu liquide de la distillation. Acide et quasiment dépourvu d’alcool, il sera ajouté aux cuves de fermentation pour booster ces petites travailleuses toujours affamées que sont les levures.

 

Le muck, lui, est une mixture composée de vinasses, de fonds de cuve de fermentation, de bagasse et de fruits pourris. Miam.

 

Toutes les distilleries de l’île (au nombre de six) ne disposent pas de muck pits (espaces où est entreposé et nourri le muck). Mais la quasi-totalité parvient cependant à produire des rhums high esters (un peu l’équivalent des rhums grand arôme des distilleries des départements et régions d’outre-mer), chargés à ras bord d’éléments non-alcools créateurs d’arômes.

Jeu sur des levures spécifiques, sur la durée de fermentation – 30 heures pour les rhums les plus légers, jusqu’à 3 semaines pour les mastodontes organoleptiques – ou encore sur l’ajout de jus de canne ayant reposé en extérieur des semaines durant. Tous les moyens sont bons pour faire exploser le compteur d’esters.

Bien sûr, tous les rhums de l’île ne sont pas des high esters, loin de là, chaque distillerie manipulant les curseurs à sa disposition pour obtenir les profils souhaités. Ces derniers sont catégorisés en fonction du niveau d’esters produit post-distillation. Cependant c’est dès la fermentation que la création d’un profil est planifiée.

On trouve quatre catégories générales (attention, attaque de jargon et de termes barbares) :

  • Common clean : le plus léger, il contient entre 80 et 150 gramme d’esters par hectolitre d’alcool pur (g/halp)
  • Plummer : il possède plus de corps que le précédent mais reste très équilibré, sa teneur en esters se trouve entre 150 et 200 g/halp
  • Wedderburn : on monte d’un cran en termes de « lourdeur » et d’intensité grâce à son niveau d’esters compris entre et 300 g/halp
  • High Ester / Continental flavoured : véritable bombe aromatique, il contient entre 500 et 1600 g/halp

Là où cela se complique un peu, c’est que chaque distillerie désigne les profils produits par leurs propres dénominations, les marks (un peu comme au Guyana). Chez Hampden, le mark le plus élevé se voit donné le nom de DOK, tandis que Long Pond désigne sa production la plus chargée en esters par le mark TECC.

À moins d’être un énorme geek des rhums jamaïcains, vous ne les connaitrez pas tous.

 

Ce n’est pas parce que je vous ai assommé avec la fermentation, qu’il faut passer sous silence l’autre étape cruciale dans la genèse du style jamaïcain : la distillation.

 

Afin d’avoir la possibilité de créer des rhums très lourds, toutes les distilleries disposent de pot-still à double retort. La distillation est discontinue mais les passes successives s’enchainent sans qu’il faille recharger l’alambic. Autrement dit, vous chargez votre appareil à distiller de votre liquide fermenté et vous obtenez votre rhum blanc à la sortie (plus d’explications dans cet article).

Cependant certaines distilleries de l’île ont aussi fait l’acquisition de colonne à distiller, qui permettent d’accroitre le volume produit et de procéder à des assemblages des jus distillés sur les deux types d’alambic.

Le vieillissement n’est que rarement mentionné lorsque l’on parle des rhums de la Jamaïque. Déjà, il faut savoir que, sur l’île, l’alcool est consommé blanc, en cocktails et à fort degré.

Ensuite, aromatiquement, l’identité de ces rhums se trouve à la sortie de l’alambic, l’élevage et donc le bois, n’auront pas un rôle majeur à jouer. Cette étape s’effectue d’ailleurs le plus souvent dans des fûts ayant déjà servi à de multiple reprises, qui n’ont plus grand-chose à donner en termes d’arômes mais qui permettent principalement l’aération du précieux liquide.

Évidemment, comme partout, les exceptions existent, comme c’est le cas chez Appleton, chez qui les distillats bénéficient d’une importante prise de bois, ce qui s’avère crucial dans l’élaboration du profil de la distillerie.

Vous voilà désormais en possession de quelques éléments clef dans la compréhension de ces rhums si particuliers, que sont les rhums de la Jamaïque. Maintenant, filez vous faire un daïquiri avec un blanc overproof, vous m’en direz des nouvelles !

Laurent Cuvier

Alias “L’homme à la poussette”, dégustateur, auteur, blogueur

Laurent Cuvier est tombé amoureux des distillats issus de canne à sucre il y a plus de dix ans. Journaliste indépendant, blogueur, dégustateur, podcasteur, juré et voyageur du rhum (visites de distilleries en Asie, dans les Caraïbes, en Europe ou encore aux États-Unis), il n’a de cesse de perfectionner son expertise en la matière et de la partager.