Rencontre avec François-Xavier Sobczak, Maison Bologne

On en a visité des distilleries, on en a rencontré des distillateurs, on en a interviewé des maîtres de chai, on en a suivi (comme on a pu) des directeurs techniques mais des comme celui-là, on n’en avait encore jamais rencontré. François-Xavier Sobczak, qui a été le plus jeune maître de chai de Guadeloupe, est depuis quelques années, le pilote d’un fantastique navire : la distillerie Bologne. Et sa position ne doit rien au hasard, mais tout au travail et à l’intuition.
Bologne, c’est un outil industriel du XIXe siècle, dans un état de préservation exceptionnel. Bologne c’est une date inscrite sur le portail et qui en raconte beaucoup : 1887. Autant dire que c’est un fantastique terrain de jeu pour celui qui nous répond ici

Maison Bologne

Team RFP : François Xavier, pouvez-vous nous décrire l’étendue de vos responsabilités chez Bologne ?

François-Xavier : J’ai été embauché comme maître de chai : ma fonction première, c’est la réalisation des coupes et de l’élevage, tant des rhums blancs que des rhums vieux. Mais avec mon expérience passée et la nécessité de bien comprendre chaque étape de l’élaboration de nos alcools, on peut dire, qu’aujourd’hui, je supervise la qualité de nos rhums en prenant en compte chaque process du vivant – dont nous dépendons – à savoir de la production de la canne jusqu’à la bouteille. Chez Bologne, nous avons la chance d’être avant tout agriculteurs. Nous cultivons nos propres champs (147 hectares en conduite parcellaire), sur deux territoires aux pluviométries différentes. À titre d’exemple pour les productions monovariétales de rhums, je me rends dans les champs pour choisir les parcelles à récolter. Je les évalue selon plusieurs critères : le Brix, la qualité sanitaire, et surtout le goût. Car, oui bien sûr, on goûte la canne afin de mieux s’imprégner de ses saveurs.

Team RFP : Vous avez 27 ans. C’est très jeune pour autant de responsabilités (ndlr : FXS est fatigué de cette question). Ceci dit, on peut être jeune en nombre d’années et vieux en nombre d’heures, quel est votre parcours avant d’arriver en Guadeloupe ?

François-Xavier : Originaire de l’Orne, je suis issu d’une famille qui comptait des bouilleurs de cru dans ses rangs jusque très récemment (Ndlr : la fin de l’hérédité des acquis date de l’an 2000). J’ai été baigné dans les effluves de distillats de cidre et de poiré dès mon plus tendre âge.

À l’âge de 17 ans, j’ai démarré des études d’ingénieur agronome et je me suis spécialisé très vite grâce à des stages en distilleries dont le premier s’est fait ici en Guadeloupe. J’ai vite pris goût à la chose. C’est génétique apparemment.
Après un passage par Budapest pour étudier la zythologie (œnologie de la bière), j’ai continué ma voie dans plusieurs craft distilleries et liquoristeries tout en me nourrissant de tous les livres que je pouvais trouver sur les sujets de la fermentation et de la distillation. Par la suite, j’ai fait mon mémoire de fin d’études sur le vieillissement du rhum agricole. Après ce deuxième passage dans la Caraïbe, je suis retourné à ma Normandie familiale pour travailler au sein du Château de Breuil, magnifique étendard du Pays d’Auge. J’y ai distillé calvados et whiskies, tout en m’occupant aussi de rhums et en gérant cuves et chais sous la direction du maitre de chai. Après ça, j’étais vraiment sûr de ce que je voulais faire : maître de chai !

Le rêve s’est réalisé à 24 ans, chez Bologne, alors que je ne pensais pas y arriver avant mes 30 ans. J’étais en avance sur le papier mais restait à faire mes preuves…

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Team RFP : Pendant toutes tes études, tu n’as jamais cessé de mener des expériences ? Dans mes souvenirs, tu as toujours un truc en train de fermenter quelque part et notamment des fruits de la flore guadeloupéenne que tu t’appliques à tester un par un…

François-Xavier : J’ai toujours fermenté des choses chez moi avec mon père depuis l’enfance : vinaigre, kéfir, Kwas, etc. Mon école d’ingénieur avait un laboratoire à disposition, ce qui m’a permis pas mal d’expériences un peu plus poussées après. J’aime les possibilités offertes par les micro-organismes. C’est quelque chose de naturel, de visuel, d’odoriférant, de « texturel ». Qui ne s’est jamais extasié devant la beauté d’un champignon ou d’une moisissure ? Aujourd’hui j’aime être à l’affût de nouveaux « matériels » fermentaires sur toute base possible, que ce soit des levures simples, des scobi ou simplement de nouvelles techniques. Par exemple, l’Asie regorge de trésors comme les Qu et les Koji. Les cuisines et alcools issus de ces pays en sont de magnifiques représentations. Ce qui est intéressant à ce niveau-là, c’est l’infini de la création possible mais aussi l’humilité que l’on doit avoir face à notre propre niveau de compréhension. On voit des mécanismes extrêmement complexes se former, les évolutions peuvent être très rapides ou au contraire se faire sur plusieurs mois, c’est fascinant !

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Team RFP : Pour en revenir à la distillerie, sa situation géographique est un peu particulière. Elle est assez éloignée de tout mais surtout implantée au pied de la Soufrière, volcan en activité. En quoi cette situation géographique façonne Bologne ?

François-Xavier : Bologne est encastrée entre mer et montagne et donc soumise aux alizés qui en descendent tout étant protégée par la Vieille dame. Nos cannes y poussent sur des ferrisols riches en magnésium, fer et cuivre. Ces sols sulfureux augmentent la capacité d’absorption de l’azote organique (engrais) et sont chargés en précurseurs sulfureux de thiols variétaux, ce qui permet une bonne pousse de la canne et un spectre large de potentiel aromatique grâce aux précurseurs d’arômes. La canne noire de Bologne est friande de ces sols. Cette black cane est une variété rustique qui nous vient de la Barbade. Au-delà de son adaptation aux sols volcaniques et en pente et à cette situation géographique particulière, elle offre des éléments organoleptiques différents : qualités qui ont été sélectionnées par les choix qui ont été faits chez Bologne au fil des années pour en extraire ce qu’on y préfère. Cette démarche a d’ailleurs abouti à l’identification et la reproduction d’une souche de levure indigène spécifique. Celle-ci est devenue notre levure signature pour une grande partie de nos assemblages. Bologne est donc située sur un terroir d’exception et tout notre travail est de le sublimer en le complexifiant des autres biomes desquels nous puisons nos autres cannes.

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Team RFP : Avec toujours ce goût particulier pour l’étape de la fermentation qui est centrale dans ta démarche ?

François-Xavier : Oui, vraiment. J’ai toujours passé du temps à faire pourrir des fruits dans ma chambre pour observer les résultats au microscope. Je pense que la fermentation est responsable directement de la création d’une grande majorité des agents de saveur et de texture dans le processus de la production du rhum comme de tout autre produit issu de ce procédé. La distillation, quant à elle, sélectionne, concentre, et, certes diversifie les molécules sous l’effet de la chaleur et des réactions chimiques, mais c’est bien la fermentation dans nos process qui est la créatrice de saveurs.
En outre, la fermentation arrive en amont de la distillation. On ne va pas conduire sa distillation de la même façon en fonction du vesou que nous obtenons. C’est une éternelle adaptation face aux micro-organismes pour garder la constance qui nous est chère pour notre rhum.

Team RFP : Or, les fermentations à Bologne se font dans des cuves XXL, légèrement thermorégulées et dans un environnement d’une part changeant et d’autre part tropical et océanique, en un mot compliqué. Quelles sont les difficultés que tu peux rencontrer dans l’enchainement fermentation/distillation ?

François-Xavier : Une fermentation atypique et dont on n’aime pas les principaux « marqueurs », notamment s’ils présentent des dérives par rapport à notre produit, peut donner lieu à une distillation visant à épurer les éléments désagréables. On augmente le reflux et produit un rhum « appauvri » c’est-à-dire épuré de certaines molécules. À l’inverse une fermentation qui nous plaît sans être classique, nous incitera à modifier nos attentes et à « passer en manuel », c’est-à-dire goûter à intervalles réguliers, puis adapter la conduite des colonnes en fractionnant la distillation, pour sublimer ce moût exceptionnel. Sous la salle de contrôle des colonnes, on dispose de 3 cuves de réception des eaux-de-vie. Elles nous permettent encore plus d’accroitre nos sélections et de scinder nos productions en fonction des qualités. C’est un travail minutieux qui prend en compte nos impératifs de productions et la course contre la montre avec le vivant : il faut donc trouver un équilibre entre intuition, expérience, analyse chimique mais aussi sensibilité artistique pour créer une émotion ou plus particulièrement une future belle histoire à raconter !

Je dis souvent que le but du maître de chai, c’est d’économiser du temps sur certaines étapes pour travailler mieux et plus sur d’autres, pas dans le sens négligeant, ni fainéant, mais dans le sens optimisation et reproduction de notre travail. Notre objectif premier reste d’identifier des process qui donnent des résultats contrôlables et reproductibles.

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Team RFP : (Rires) Et c’est pour cela que tu t’amuses à faire partir des cuves en ferments naturels ? À quelle fréquence ?

François-Xavier : C’est quand même très rare qu’on le fasse dans les grandes cuves. Mais je le fais dès que je peux, d’abord en laboratoire sur des échantillons de moût allant de 20 cl à quelques centaines de litres avant de me lancer sur des quantités proprement industrielles. La fermentation naturelle est passionnante à étudier : les analyses ne sont jamais les mêmes et c’est toujours un petit challenge à mener. En effet, pour orienter la cuve dans notre vision, il faut vraiment redoubler d’efforts.

Team RFP : Et que t’apportent ces expériences ?

François-Xavier : Beaucoup d’humilité face aux millions de chemins et de bactéries qui influent sur le goût, in fine c’est toujours la même conclusion : que s’est-il passé ? Je ne le saurais jamais. Tout du moins que partiellement. Par contre je saurais comment, par intuition à la manière d’assembler un rhum, « élever une fermentation » pour en extraire son énergie propre.
L’idéal serait de pouvoir mettre en place des process solides qui nous permettraient, quelles que soient les conditions de conduite de la canne d’avoir le plus précisément le rhum qu’on veut. Par exemple, on est face à de fortes précipitations en période sèche ces temps-ci, et c’est un vrai casse-tête. Toujours pour l’exemple, en identifiant les bactéries, les durées, les conditions hydrométriques et de températures responsables de telles ou telles saveurs, on serait capable de reproduire ces marqueurs identitaires forts pour nos références pérennes. Ou au contraire, par facilité, d’extraire des rhums beaucoup plus puissants pour faire des bonifications sur nos gammes.

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Team RFP : C’est une forme de standardisation que tu cherches ?

François-Xavier : Bien sûr, il ne faut pas oublier que mon travail est d’être garant d’une qualité constante de la gamme Bologne. Toutefois, ces expériences permettent certes de normaliser certains process mais elles ouvrent aussi en grand la porte de l’innovation et des séries limitées comme la nouvelle gamme Les Expérientiels qui est dévoilée en avant-première au Rhum Fest Paris.

Team RFP : De quoi s’agit-il ?

François-Xavier : Nous initions une nouvelle identité, basée sur un travail technique, une gamme qui veut plaire tant au consommateur, avide de nouveautés et de technicité, qu’au néophyte, en quête d’un produit simple et gourmand à déguster. Ces deux premiers chapitres s’ouvriront en blanc et en vieux sur deux produits que j’ai écrits autour d’une identité commune, vous l’aurez devinée… la fermentation.

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Team RFP : À même pas 30 ans, tu es déjà un homme accompli. Mais que peut-on te souhaiter pour la suite ?

François-Xavier: Il reste tant à découvrir et le chemin de la connaissance est une quête qui ne s’arrête jamais. Mon moteur c’est l’amour, celui qui m’inspire, souhaitez-moi de toujours le garder à mes côtés pour en libérer ses émotions dans mes produits !