Rhum de Trinidad et Tobago, aller au fond de la bouteille

 

Pourquoi un rhum de Trinidad et Tobago développe-t-il ce profil aromatique ? Remontons de la bouteille à la canne pour le comprendre.

Rhum de Trinidad et Tobago

Vous continuez vos pérégrinations sur la route du rhum, toujours en quête de connaissances et de compréhension. Il n’est pas toujours facile d’y voir clair dans cet univers, heureusement, vous avez votre conseiller personnel (bon, il s’occupe de quelques autres personnes aussi) : votre caviste spécialisé.

Et aujourd’hui, vous avez une idée en tête : mieux connaitre les rhums dits de tradition anglaise, avec comme prochain arrêt : Trinidad et Tobago. Ce choix a l’air de beaucoup plaire à votre dealer de bonnes choses, qui s’enthousiasme instantanément et vous explique qu’il est bien compliqué de trouver un rhum de cette origine qui en montrerait toutes les facettes.

Il vous parle d’embouteillages officiels, de bruts de fûts, d’embouteilleurs indépendants et d’une distillerie disparue.

À l’issue de ces baragouinages, il vous conseille tout de même un flacon, ajoutant qu’il aurait pu vous en vendre cinq et qu’il aurait encore été compliqué de leur trouver des points communs à tous.

Vous voilà bien avancé…

Bon, qu’à cela ne tienne, de retour à la maison et votre rituel préparatoire effectué, vous voilà posé et prêt à découvrir cette nouvelle eau-de-vie de canne.

Vous lui trouvez immédiatement une nature duale. Les fruits, qui prennent différentes formes (secs, exotiques et même baies noires du genre cassis), se voient adoucis de vanille, tandis qu’une seconde trame, plus sombre, rôde en arrière-plan.

 

C’est bien souvent ce second visage qui permet de reconnaitre un rhum de Trinidad : des notes torréfiées, brûlées, fumées et même goudronnées.

 

Votre expérience grandissante vous aiguille vers l’utilisation de mélasse comme matière première, rien ne vous fait ici penser à du jus de canne. C’est bien, vous apprenez. Il y a une relative lourdeur, une épaisseur dans ce rhum qui vous rappelle d’autres rhums de style britannique ; il est cependant doué d’une identité propre indéniable.

Il vous semble également que les fûts utilisés doivent être très fortement bousinés, ce qui expliquerait (en partie au moins) les arômes torréfiés, voire brûlés. Encore une fois, c’est plus que probable, bien joué !

En revanche, pour ce qui est de la fermentation et de la distillation, c’est moins évident et vous imaginez un assemblage de colonne et d’alambic à repasse. Cette fois-ci, vous vous plantez, mais pour être honnête, ce n’était pas simple. Voyons voir de quoi il retourne.

Il n’existe qu’une seule distillerie à Trinidad : Trinidad Distillers Limited (TDL pour les intimes). Jusqu’au début des années 2000, il y en avait une seconde, qui a fermé depuis – nous y reviendrons.

TDL dispose de deux appareils à distiller, deux colonnes, une simple et une multiple. Traditionnellement la large colonne simple sert à produire un distillat relativement lourd, tandis que la quintuple colonne est employée pour couler les rhums plus légers (comprenez plus haut en alcool et moins concentrés en arômes).

Une bonne part des rhums est issue de l’assemblage de ces deux distillats (vous n’aviez donc pas complètement tort).

 

Comme beaucoup d’amateurs, vous avez dans l’idée que des rhums provenant d’une colonne sont nécessairement moins expressifs que ceux distillés sur un alambic à repasse. Tel n’est pas le cas.

Le contre-exemple qui saute aux neurones (et aux narines) est celui de la colonne créole utilisée dans les Antilles Françaises, dont le produit est très aromatique (sinon, quel serait l’intérêt du ti-punch ?!).

Qui dit distillation en colonne, ne dit pas forcément rhum insipide de nature proche de la vodka. Le degré de coulage n’est pas nécessairement au-dessus des 90 % (par exemple, l’AOC Martinique le limite à 75%).

Par ailleurs, il est possible d’effectuer des « piquages » à un niveau intermédiaire de la colonne afin d’en récupérer un distillat au pourcentage d’alcool plus faible et à la concentration aromatique plus élevée.

 

La distillation constitue l’étape cruciale dans la formation du profil aromatique des rhums de Trinidad.

 

Impossible de ne pas mentionner la fermentation pour autant. Relativement courte et n’excédant pas les 48h dans la majeure partie des cas (elle peut exceptionnellement aller jusqu’à 72h pour certains rhums), elle est menée à l’aide de différentes souches de levures en fonction du résultat désiré.

Mais tout cela n’explique pas cette facette bitumée qui vous a titillé les narines. Afin de tenter d’y trouver une explication, je dois parler de la seconde distillerie présente sur l’île jusqu’au début du 21ème siècle.

Le seul nom de cette dernière suffit à donner la chair de poule aux amateurs éclairés, aux collectionneurs mais (malheureusement) aussi aux spéculateurs. Caroni.

Je ne vais pas vous assommer avec son histoire (sur laquelle vous pouvez trouver beaucoup de sources en ligne). Sachez simplement que les rhums Caroni sont caractérisés par des arômes d’hydrocarbures, de caoutchouc et de goudron.

Heureusement ceux-ci sont régulièrement associés aux fruits exotiques et à la vanille.

 

Impossible de connaitre avec certitude l’origine de ce profil unique, bien que plusieurs théories existent (distillation « ratée », présence de pneus dans les chais, existence d’un dépôt naturel de goudron sur l’île qui aurait pu transmettre son goût à l’eau utilisée pour produire le rhum…).

 

Mais comment ces arômes ont-ils atteint une bonne partie des rhums originaires de l’autre distillerie : Trinidad Distillers Limited ? Si la théorie sur la présence naturelle d’asphalte est exacte, alors la même raison aurait pu influencer ces rhums, autant que les Caroni.

Personnellement, je penche plus vers une autre explication. TDL aurait récupéré et stocké des fûts (ou des cuves) de Caroni et s’en servirait comme bonnificateur (exhausteur de goût) dans leur production.

Peut-être ce secret est-il connu de quelques personnes, qui cracheront le morceau (de caoutchouc) à terme, mais d’ici-là le mystère demeure.

Voilà, après cette dégustation et ces quelques explications, vous voici plus aptes à comprendre et apprécier les rhums de Trinidad.

Vous devrez néanmoins en déguster beaucoup d’autres pour appréhender ce style dans son entièreté, si tant est que cela soit possible. Alors armez-vous de patience et de votre verre à dégustation.

 

Laurent Cuvier

Alias “L’homme à la poussette”, dégustateur, auteur, blogueur

Laurent Cuvier est tombé amoureux des distillats issus de canne à sucre il y a plus de dix ans. Journaliste indépendant, blogueur, dégustateur, podcasteur, juré et voyageur du rhum (visites de distilleries en Asie, dans les Caraïbes, en Europe ou encore aux États-Unis), il n’a de cesse de perfectionner son expertise en la matière et de la partager.