Rhum d’Haïti, aller au fond de la bouteille

Pourquoi un rhum d’Haïti développe-t-il ce profil aromatique ? Remontons de la bouteille à la canne pour le comprendre.

Rhum d'Haïti

« Bonjour monsieur le caviste.

– Ah, bonjour cher amateur en quête de savoir. Que me vaut votre visite aujourd’hui, après celle d’hier et d’avant-hier, et… celle du jour d’avant ?

– Eh bien, j’ai entendu parler d’une des origines du rhum que je ne connais pas du tout.

– Oui ? De laquelle s’agit-il ?

Haïti.

– Ah ! Voilà une provenance intéressante. Mais pour la comprendre, il va vous falloir déguster deux produits bien différents.

– Qu’à cela ne tienne, je ne reculerai devant aucun sacrifice ! »

Voilà plus ou moins les quelques mots échangés avec le caviste, avant que vous ne repartiez avec deux bouteilles dans votre escarcelle, ou votre poussette, pourquoi pas.

Votre conseillé ne vous en ayant pas tellement dit plus, vous êtes fort curieux de vous plonger dans ces deux nouvelles acquisitions : un « rhum blanc » et un rhum vieux. Seule indication : « Finissez par le blanc ». Instinctivement, vous auriez faire l’inverse, mais ok.

Vous suivez le guide, et versez quelques centilitres du rhum qui arbore fièrement une mention d’âge sur son étiquette : 8 ans.

 

Le profil qui monte à vos narines vous en rappelle d’autres et vous pensez immédiatement qu’il s’agit d’un rhum de mélasse, où le fût est responsable de la majeure partie des arômes.

 

Ces derniers se composent de vanille, de fruits à coque, de boisé et d’une touche de torréfaction. Agréable sur la simplicité, il dégage également une impression relativement sèche. Au palais, il se révèle plus moelleux que prévu, avec une forte présence aromatique de caramel, pour ensuite regagner en droiture sur la finale, durant laquelle une pointe d’agrume se fait remarquer.

À l’aveugle, vous l’auriez placé quelque part en Amérique Latine ou peut-être à Cuba.

Mais il n’est est rien. Et à vrai dire, ce rhum possède une différence de taille, sa matière première ! Oui, il est élaboré à partir de jus de canne et/ou de sirop (jus de canne cuit qui aura perdu beaucoup d’humidité et se sera concentré). Ça vous en bouche un fût.

Alors comment expliquer cette énorme disparité avec les rhums agricoles que vous connaissez ? Pour ce faire, il faudra une nouvelle fois se pencher sur les étapes de production.

Une chose est sûre – vous êtes dans le vrai – le jus mis en vieillissement ne devait pas être une bombe aromatique. Voilà pourquoi le fût a pu marquer de sa patte le liquide si profondément.

Fermentation courte, distillation en colonne et coulage à haut pourcentage alcoolique, voilà où il faut chercher les raisons expliquant la légèreté du distillat. Le fût – ici de chêne français – se trouve alors devant une toile (presque) vierge et pourra y dessiner la silhouette du rhum comme il l’entend.

 

Il n’y a par ailleurs qu’une seule distillerie historique de rhum à Haïti, je vous laisserai chercher de laquelle il s’agit. Non, ce n’est pas bien compliqué et il n’y a strictement rien à gagner.

Il est temps de passer à la dégustation de votre seconde bouteille. Cette eau-de-vie blanche que votre caviste vous a conseillé de garder pour la fin.

Dès le bouchon ôté, vous comprenez pourquoi. Le liquide, hyper expressif tente littéralement de sortir du flacon pour venir coloniser vos narines. Versé dans le verre, vous lui donnez quelques minutes avant d’en approcher le nez.

Cela ne fait que confirmer votre première impression : le jus de canne se fait conquérant, à la fois végétal et organique, presque animal. Les fruits sont très, trop mûrs et une note de truffe surnage. Un rhum riche et intense. Sauf que ce n’en est pas un (quoi que). En effet, vous venez de faire l’expérience du clairin.

Cet « ancêtre » du rhum est élaboré de manière on ne peut plus artisanale. Aucune phase n’a connu de changement depuis des dizaines d’années, voire des siècles. Il y a quelques exceptions, où des colonnes à distiller modernes sont utilisées mais la plupart des (presque 500) producteurs du pays n’ont rien modifié aux méthodes ancestrales.

 

C’est comme si chaque étape était menée pour accentuer les arômes.

 

 

 

Les cannes à sucre sont cultivées « à l’ancienne », sans aucun intrant de synthèse (non, le fumier ne compte pas), en polyculture, coupée mécaniquement, puis transportées à l’aide de bœufs ou d’ânes.

Elles sont ensuite pressées sans adjonction d’eau (aussi appelée imbibition), leur jus se voit transféré dans ces « cuves » de fermentation, le plus souvent des fûts en bois. Il existe un très grand nombre de variétés de cannes en Haïti, certaines étant endémiques de régions précises.

La fermentation, spontanée (pas d’ajout de levure), est conduite pendant au moins cinq jours. Le vin de canne passe alors en distillation sur alambic, traditionnellement chauffé à feu nu. Pas de filtration ou de réduction alcoolique avant la mise en bouteille.

 

On obtient alors une eau-de-vie de canne présentant un pourcentage alcoolique généralement compris entre 50% et 55%, qui n’aura jamais vu l’incorporation d’eau durant son élaboration. Un véritable concentré de spiritueux.

 

En fonction des variétés de canne utilisées, des conditions climatiques de l’année, des variations lors de la fermentation (durant laquelle aucun contrôle, telle la thermorégulation des cuves, n’est mis en place) et des aléas d’une distillation à flamme directe, le clairin obtenu pourra être sensiblement différent d’une année sur l’autre.

Cet effet « millésime » rend passionnante l’exploration de ce rhum ancestral.

Ce qui est vrai pour la production d’une même distillerie, le sera encore plus entre des distilleries différentes.

Petit aparté : attention, l’utilisation du terme « millésime » est normalement réservée aux rhums vieux, surtout dans le cadre des indications géographiques et autres appellations d’origine. Pour les rhums blancs, on parlera plutôt d’année de récolte.

Vous voilà équipé des connaissances nécessaires pour apprécier et comprendre les rhums produits sur le sol haïtien, terre sur laquelle naissent des distillats de canne très variés. Il vous reste encore beaucoup à déguster avant de maitriser cette origine à deux visages.

Laurent Cuvier

Alias “L’homme à la poussette”, dégustateur, auteur, blogueur

Laurent Cuvier est tombé amoureux des distillats issus de canne à sucre il y a plus de dix ans. Journaliste indépendant, blogueur, dégustateur, podcasteur, juré et voyageur du rhum (visites de distilleries en Asie, dans les Caraïbes, en Europe ou encore aux États-Unis), il n’a de cesse de perfectionner son expertise en la matière et de la partager.